Dans le cadre des festivités du bicentenaire de la naissance d’Alessandro Rossi (1819-1898), « père de l’industrie lainière italienne » et homme politique, la commune de Schio et le Distretto Scienza e Tecnologia ont sollicité le prêt de treize documents graphiques issus du fonds Vivroux, dépôt de la Ville de Liège au Centre d’Archives et de Documentation de la CRMSF. Ces archives constituent un des points forts de l’exposition Rossi 200 : dalla lana al tessuto produttivo, organisée jusqu’au 29 juin 2020 au Lanificio Conte, site industriel restauré, réaffecté en Musée de la Civilisation industrielle et en espace d’exposition (1-4).
1-4. Exposition Rossi 200 : dalla lana al tessuto produttivo, au Lanificio Conte à Schio.
© Distretto Scienza e Tecnologia, Schio.
L’environnement de Schio, bourg des Préalpes vicentines, situé à l’embouchure du Val Leogra et traversé par plusieurs torrents, a certes favorisé son développement industriel au début du XIXe siècle. L’entrepreneur Francesco Rossi (1782-1845) y fonde une fabrique de draps en 1817. Le bâtiment est de style néo-classique ; il présente un large fronton percé d’un oculus. Il s’élève modestement sur quatre niveaux de sept travées. En 1841, l’industriel envoie son fils Alessandro en France, en Angleterre et en Belgique, afin de se documenter sur l’évolution des techniques. Ce dernier séjourne notamment à Verviers, « capitale mondiale de la laine » à la pointe du progrès, un des principaux centres de diffusion des technologies et des systèmes d’organisation. Le jeune Rossi a l’ambition de moderniser la manufacture créée par son père. Dès 1842, il fait table rase des procédés anciens ; les changements qu’il opère nécessitent l’arrivée de techniciens étrangers, des Belges pour la plupart. Il entretient une correspondance nourrie avec nos industriels. Elle concerne évidemment le domaine technique mais également le développement économique, les transformations sociales, les questions politiques et éducatives. Verviers est le point de référence permanent d’Alessandro Rossi. Il y noue des relations d’affaires importantes et des amitiés solides : les Centner, Houget, Renkin-Hauzeur, Biolley… L’Italien s’équipe de machines de pointe Houget & Teston ‒ réputées dans l’Europe entière ‒ et recrute des techniciens verviétois qui s’installent à Schio avec une mission : la formation du personnel de maîtrise de l’entreprise italienne. Cette diffusion des connaissances et ces échanges d’expériences professionnelles spécialisées consolident les relations entre le complexe lainier du Lanificio Rossi et Verviers, pôle productif de premier plan.
5. Alessandro Rossi (1819-1898).
Archivio storico Lanificio Rossi, Schio.
C’est durant l’été 1861 qu’Alessandro Rossi (5) décide, pour concrétiser son grand projet, de faire appel à Auguste Vivroux (1824-1899), homme de talent et d’expérience, architecte de l’usine Grand’Ry à Verviers et à Stolberg, mais aussi des édifices industriels de la société Biolley. Le Verviétois effectue le déplacement jusqu’à Schio et y séjourne durant huit jours, au cours du mois d’octobre 1861, afin de prendre les mesures utiles à la conception des plans d’une nouvelle manufacture. La Fabbrica Alta, édifiée en neuf mois à peine ‒ la cheminée de section carrée porte le millésime 1862 ‒, mesure 80 mètres de long sur 13,90 mètres de large ; elle est accolée à la construction héritée du père (6-7).
6-7. Carlo Matscheg, Lanificio Francesco Rossi, 1864.
Archivio Letter, Schio.
Le nouveau bâtiment, en briques rougeâtres, s’élève sur six niveaux de vingt-six travées. Il est éclairé de 330 fenêtres ; le toit à double versant est percé de 52 lucarnes. Appuis de fenêtre et cordons de pierre, têtes de poutrelles métalliques en forme de rosace et frise à motif de losanges sous la corniche confèrent une certaine ornementation aux façades. L’ossature est métallique ; 125 colonnes en fonte supportent les étages couverts de planchers. La Fabbrica Alta bénéficie de tout le confort : eau et vapeur pour les sanitaires et pour le chauffage à vapeur perdue. La bonne ventilation des locaux est assurée par les nombreuses fenêtres à châssis métalliques basculants. Chaque niveau, d’une surface utile de 1.000 m², est dédié à une phase distincte de la production. La manufacture devient rapidement la plus performante de la péninsule et développera la célèbre marque Lanerossi (8-9).
8-9. Carlo Matscheg, Lanificio Francesco Rossi, 1864.
Archivio Letter, Schio.
Les concepts d’entreprenariat innovants d’Alessandro Rossi ‒ la construction d’une infrastructure moderne, le choix d’un équipement technique performant et le développement d’une politique paternaliste ‒ sont les composantes majeures de sa réussite. Il crée une cité industrielle modèle et répond aux besoins de ses tisserands. L’éducation joue un rôle important dans le programme social de Rossi. À partir de 1866, il met en place des établissements scolaires de niveaux différents, qui assurent aux enfants, aux jeunes et aux adultes, l’instruction générale et technique, ainsi que l’apprentissage des langues (français, italien, allemand, anglais). Pour pallier l’insuffisance du niveau de l’enseignement technique, Alessandro Rossi envoie en Belgique nombre de travailleurs ; ceux-ci en reviennent avec une spécialisation accrue. Il décide ensuite de créer, en 1878 à Vicence, une école industrielle qui garantit aux futurs entrepreneurs locaux et régionaux une instruction spécialisée et une formation technologique adaptée. Il fonde également une clinique pédiatrique, ainsi qu’un jardin d’enfants (10-11).
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10-11. Classe de tissage à l’école élémentaire du Lanificio Rossi et vue du jardin d’enfants.
Archivio storico Lanificio Rossi, Schio.
Alessandro Rossi rendra hommage à ses tisserands en leur dédiant le monument Il Tessitore, commandé au sculpteur Giulio Monteverde (1837-1917) et inauguré le 20 septembre 1879. Il le fait ériger non loin de la fabrique, en témoignage de quatre décennies de collaboration, mais aussi comme preuve de son affection et de sa confiance dans le travail commun ; le socle est gravé de phrases idéologiques exemplatives de sa pédagogie (12).
12. Il Tessitore, œuvre du sculpteur Giulio Monteverde, 1879.
Archivio storico Lanificio Rossi, Schio.
Durant plus de trente ans, Alessandro Rossi a entretenu des relations nourries avec des villes industrielles anglaises, françaises, allemandes, suisses, autrichiennes et belges. Ses archives témoignent d’une collaboration particulièrement étroite avec Verviers. Cette piste suscite, dans les années 1980, l’intérêt de différents scientifiques italiens qui prennent contact avec la descendance de l’architecte Vivroux et font le déplacement en Belgique. C’est Giovanni Luigi Fontana, aujourd’hui professeur ordinaire d’Histoire économique à l’Université de Padoue, qui publie en 1988 les documents conservés au Musée d’Architecture de Liège et met ainsi en lumière les relations fructueuses établies entre un entrepreneur italien et un architecte verviétois en vue de l’élaboration d’un projet d’envergure européenne.
13. Schio, la Fabbrica Alta dans les années 1990.
© Sassi Editore, Schio.
En mai 2013, l’administration communale de Schio acquiert la Fabbrica Alta (13) et fait procéder à la réaffectation de l’édifice. La vocation administrative du bâtiment autorise néanmoins l’organisation sporadique d’événements culturels. Ce bicentenaire offre une belle opportunité pour évoquer les relations, au cœur du XIXe siècle, de deux pôles manufacturiers textiles d’importance.
Monique Merland
Documentaliste
Avec l’aimable autorisation de l’éditeur Sassi, ainsi que la collaboration cordiale de Luca Fabrello, délégué du Distretto Scienza e Tecnologia à Schio, de Véronica Gregorio, agent d’accueil au CESE Wallonie, et de Nathalie Weerts, conservateur adjoint au Musée des Beaux-Arts de Verviers.
Pour en savoir plus, nous vous invitons à consulter :
Giovanni Luigi Fontana (dir.), Schio e Alessandro Rossi : imprenditorialità, politica, cultura e paesaggi sociali del secondo Ottocento, Roma, 1986, 2 vol.
Giovanni Luigi Fontana, L’Europe de la laine : transfert de techniques, savoir-faire et cultures d’entreprise entre Verviers, Biella et Schio, dans Giovanni Luigi Fontana, Gérard Gayot (éd.), Wool : products and markets (13th-20th century), proceedings of the two Euroconferences held in Verviers, 5-7/4/2001 and Schio, Valdagno, Follina, Biella, 24-27/10/2001 for the 13th Congress of the International Economic History Association […], Padova, 2004, p. 687-759.
René Leboutte, Jean Puissant, Denis Scuto, Un siècle d’histoire industrielle (1873-1973) : Belgique, Luxembourg, Pays-Bas : industrialisation et sociétés, Paris, Éd. Sedes, 1998.
Carlo Matscheg, Lanificio Francesco Rossi Schio, Venise, 1864.
Luca Sassi, Bernardetta Ricatti, Dino Sassi, Schio : archeologia industriale, [San Vito di Leguzzano], Sassi, 2013.
Yolande Zurstrassen-van der Straeten, Les Vivroux : cinq générations d’architectes verviétois (1820-1985), mémoire en Histoire de l’Art et Archéologie, Université de Liège, année académique 1988-1989, p. 87-89.